Chapitre 5 : idées courtes et vue basse
Aujourd'hui, vous partez à la
conquête de Nouméa. Un petit bain d'effervescence
citadine vous fera le plus grand bien.
Point névralgique en Calédonie,
la capitale concentre à elle seule plus de la moitié de
la population de l'île. Parfait. Après la brousse, ce
concentré de vie vous plaît beaucoup. Caldoches,
Mélanésiens, Wallisiens, Tahitiens... quelle
cohabitation possible?
Cependant, étant donné
votre «merveilleux» sens de l'orientation, ce projet
constitue un véritable défi.
Vous voilà tout de même
parée.
Une seule route relie Plum à
Nouméa (celle qui traverse la tribu Saint-Louis!) et
vous en admirez les paysages sauvages et leurs superbes
bougainvilliers ou flamboyants.
Heureuse, vous musardez au gré
de vos envies.
C'est dans cet état d'esprit que
vous apercevez, au loin, une silhouette qui arpente péniblement
la route sans accotement, menaçant de se faire renverser.
De longs cheveux sombres, répandus
sur des épaules voûtées, robe fatiguée,
pas lourd; elle semble peiner.
Ici, l'auto-stop est une véritable
institution. Vous étiez plutôt circonspecte à
cette idée mais la vision de cette vieille mama exténuée
vous décide. Pauvre femme, elle marche sûrement depuis
des kilomètres.
- Je
peux vous aider? hasardez-vous, arrivée à sa hauteur.
- Oh
oui, j'veux bien, vous répond-on avec un soulagement non
dissimulé.
Vous
ouvrez votre portière, tout sourire.
- Montez!
La
personne prend place dans votre break. Vous redémarrez.
Sur
le point d'entamer la discussion, vos mots se suspendent, quelque
chose vous retient... une drôle d'impression. Le silence
s'installe...
...
En même temps, votre imagination débordante vous joue
souvent des tours.
Vous
restez sur vos gardes mais tentez
une première question, pour faire un peu connaissance, tout en
fixant l'asphalte.
- Vous
vous promenez?
Réponse:
- «A
la tôle, suis press».
Déstabilisée,
vous
ne comprenez pas
(traduction?).
Non
seulement le sens de ces mots vous échappent, mais vous êtes
aussi surprise par la voix : rauque, quasi virile. (fume
trop?)
Vous
jetez un regard furtif à votre droite, balayez discrètement
le profil, une fois, deux fois...
Cette
robe, ces cheveux longs, cette fleur sur l'oreille, cette...barbe (?)
Mais, mais, vous jureriez que vous avez la berlue. C'est ... eh
bien, oui!! Que ne l'avez-vous vu plus tôt! Il s'agit .... d'un
homme! (servent
à rien vos lentilles?)
Cela
vous rappelle confusément une tradition polynésienne ancestrale... ( oui,
z'êtes quand même instruite!)
Est-ce-qu'on
se vous avait pas dit qu'autrefois, l'aîné de la famille
était élevé comme une fille?
On
l'habillait même comme telle. On lui confiait des tâches
dites plus féminines (votre
côté «défense des droits de la femme»
se rebiffe!).
En
des temps très sanglants, marqués par les luttes
intestines entre familles, cela devait lui éviter de partir se
battre, de faire la guerre.. on l'appelait un «mahu». Ce
pourrait-il qu'il en existe encore?
- Allez,
pousse ta voiture. Plus vite, quoi! éructe-t-il presque.
Lui,
tignasse grasse, sans âge, visage fermé, il n'a pas
l'air en grande forme.
- T'as
d' la karésine? (déformation
de «kérosène»,
pour dire whisky, son carburant,
en somme)
Cette
demande n'augure rien de bon.
Votre
passager-surprise a l'air complètement imbibé.
Un
peu oppressée, vous balbutiez :
- Heu,
non, désolée, d'une voix mal assurée.
Vous
maudissez votre naïveté. Tension palpable.
- L'onculée
(comprendre «encul..») de zoreille, soliloque-t-il en
maugréant (zoreille: c'est vous, enfin les blancs de métropole, quoi)
L'atmosphère s'alourdit....
Vous
attendez avec impatience le moment où vous allez pouvoir,
enfin, déposer votre hôte à destination.
Et
pendant ce temps, vous ne portez que peu d'attention à votre
itinéraire...
Heureusement,
votre passager se renfrogne et se mure dans un silence rageur.
....
Un quart d'heure plus tard, vous
laissez la «vieille-mama-exténuée » , avec
un soulagement certain, et repartez le plus vite possible, en
frissonnant.
Délestée
de votre étonnant auto-stoppeur, vous songez alors à
votre position sur la carte.
Pas
de nom de rue, des panneaux inexistants.
Peine
perdue, vous êtes bel et bien égarée.
Vous
vous trouvez dans une sorte de zone industrielle, à la
périphérie de la ville.
Pas
âme qui vive... et pas question de revenir en arrière
demander votre chemin à celui que vous venez de déposer!
Incertaine,
vous roulez encore quelques minutes, longez un cimetière, une
vieille usine de bière locale (la number one!). Finalement
vous distinguez un groupe de trois piétons assez imposants.
Echaudée,
vous descendez timidement votre vitre.
- Excusez-moi
de vous déranger, savez-vous comment gagner le centre ville?
J'avoue que je ne sais plus où je suis...
- Bien-sûr,
affirme, avenant
, un grand costaud, vraisemblablement Wallisien.
Vous
vous concentrez, prête à prendre bonne note des conseils
dispensés.
- Dites-moi
donc, vous me sauverez d'un mauvais pas, relancez-vous, attentive.
Au
lieu de vous répondre comme vous l'espériez, les trois
personnes se consultent du regard.
D'un
air entendu, elles contournent la voiture.
Une
méprise? Vous allez vous répéter, d'une voix
plus forte quand vous réalisez qu'on commence à vous
encercler. Pas
le temps de prononcer une phrase. Vos promeneurs s'engouffrent d'un
seul coeur dans votre break, pris d'assaut. La résistance est
vaine.
A
l'aide! Votre précédente expérience vous a suffi
pour la journée. Qu'est-ce-que cela signifie?
- Roule, on t'indiquera, affirme
l'un de vos passagers clandestins, à la voix sibylline.
Ce genre d'attitude est-il
fréquent?... vous ne savez plus trop quoi penser, quoi faire,
quoi dire.
Déroutée,
les neurones embouteillés, vous vous exécutez, un
petit rictus gêné au coin des lèvres.
Vos «invités»,
quant à eux, semblent très à l'aise.
- T'as des enfants?
- Heu, oui, 2, répondez-vous,
réticente.
Leurs visages sont sereins. Vous
vous détendez un peu.
Leurs airs, somme toute, assez
bonhommes vous rassurent presque.
Et puis, ils ont la gentillesse de
vous montrer le chemin! Vous vous accommodez doucement de leur
présence et votre circonspection fait place à une
certaine gratitude.
- Eh ben dis-donc, t'as baisé
jeune.
- ....
Perplexité.
Rire? Vos interlocuteurs
semblent très sérieux...
- Sans doute, oui, hésitez-vous.
On
peut dire que ces discussions ne manquent pas de sel!Vous
n'osez ajouter mot.
- C'est bien ma fille, les
enfants, c'est la vie.
Quelques minutes s'écoulent.
Vous
sentez
dans leur attitude, une vraie bienveillance.
Cela vous réchauffe le
coeur.
Les kilomètres défilent,
vous voyez bien que vous approchez le centre ville pour un peu vous
seriez presque éperdue de reconnaissance!!
Tiens, un feu rouge. Cela vous
laisse le loisir de détacher un peu les yeux de la route.
Vous bavassez tranquillement avec
vos nouveaux «amis».
Mouvement rapide sur votre gauche,
une portière claque:
- T'es qui toi! Retourne d'où
tu viens, dégage!
Une tête hirsute émerge
d'un 4X4 tunné, rouge et or. Mine patibulaire et musculature
saillante.
Vous réalisez alors que
vous n'êtes pas immatriculée comme il convient (vous
avez fait venir votre voiture de métropole sans avoir encore
pris le temps de régler cette question). Vous avez décidément
un don pour déclencher les hostilités... sans même
en avoir conscience....
Vos «anges gardiens»
temporisent de bon coeur et vous adjoignent de redémarrer
rapidement :
- Casse pas la tête, ' pas
faire attention.
D'une phrase, ils détendent
l'atmosphère.
Enfin arrivés à bon
port, ces derniers vous gratifient d'un superbe haussement de sourcil
et vous saluent avec force gestes amicaux. Vous ne savez plus qui
remercie qui.
La
ville s'étend sous mes yeux avec ses
multiples baies offertes à la mer.
Nouméa la grande,
l'insoumise, l'éclectique, la contrastée.
Les enseignes de luxe (pour les
paquebots en escale) cotoîent les troquets les plus étonnants.
Les épiceries de quartier sans vitrine aucune, ressemblent à
des maisons closes.
Apparaissant
ça et là entre le Mégastore et la place des
cocotiers, les
maisons de type colonial sont rongées par les termites...
Et
puis, soudain, changement complet de décor. Entre les
vitrines surchargées du quartier chinois, bardées de
prix promotionnels et les grandes enseignes lumineuses version
riviera à la française, pas plus de 2 pâtés
de maison. Bienvenue alors au royaume de la surenchère:
lunettes de soleil sur tous les visages, blondes peroxydées,
surfeurs en mal de vague. La côte d'azur et ses excès au
beau milieu des robes «mission»! (Ces tenues
traditionnelles chamarrées habillent toutes les femmes, de la
ville à la tribu : un patron presque unique pour des
déclinaisons sans fin.)