Chapitre 9 :comment ça s'est vraiment passé
Clic.
La
radio de votre voiture se met à crépiter. Vous
tournez le bouton pour capter la bonne fréquence. La réception
est mauvaise.
- (Crrrr)
... assainir votre maison...
(crr) antiparasite... vous serez tranquille! Champion de la
dératisation! Vante une voix rocailleuse.
Comme
elle vendrait une nouvelle serpillère révolutionnaire,
cette publicité loue les mérites du dernier produit
contre les rats. Pas de doute, vous n'êtes pas en métropole...
Jingle.
- Et
voici les infos. En titre: la Calédonie en préalerte
cyclonique... (crrrr)
Tous
vos sens sont mobilisés vers le petit poste de votre tableau
de bord.
- Le
cyclone GENE a déjà causé la mort de 6
personnes aux îles Fidji et se rapproche dangereusement de la
Calédonie... poursuit le journaliste.
Levant
la tête vers le ciel, bas, les nuages vous semblent soudain extrêmement menaçants.Sinistre...
- Faites
des réserves d'eau, de nourriture, prévoyez des
provisions de bougies et lampes tempête...crrr.
Les
ondes se brouillent. Puis, plus rien. Vous vous acharnez... pas
moyen, le son est bel et bien coupé. Bon, réagir. Avant
de regagner votre maison en vitesse, constituer un stock
impressionnant de denrées indispensables à la survie de
votre petite famille. 30 minutes plus tard, parvenue au plus proche
commerce, vous vous ruez sur le rayon «eau minérale»
et en videz maladroitement la moitié, dans votre caddie...
sous l'oeil désapprobateur de certains consommateurs. Même
pillage au rayon droguerie, conserves... 3 boîtes de raviolis
dans chaque main... l'équilibre est précaire.
- Pensez
aux bougies! Un cyclone, ça peut durer...1, 2 voire 3 jours
..., entendez-vous.
Nouvelle
frénésie. Cette fois vous attaquez le coin petits pots
de bébés. Votre chariot regorge de produits en tout
genre... que, dans votre course, vous semez aux quatre coins du
magazin.
On
vous observe avec surprise. Certains affichent même une moue
condescendante.
Vous
avez la vague impression qu'on vous prend pour une acheteuse
compulsive au dernier degré ou une excentrique un peu fêlée.
Quoi?
«Ils» ont bien dit de s'approvisionner, non? Auriez-vous
vu un peu grand?
Il
vous faut maintenant aller à la «fontaine» où
de nombreuses personnes attendent de remplir leurs jerricanes. ERIKA
... ERIKA...Le nom du dernier cyclone dévastateur en Calédonie
est sur toutes les lèvres. La fièvre vous gagne...
Il
pleut désormais à verse. Rafales de vent. La tempête
joue aux quilles avec vos bouteilles... Les arbres se courbent dangereusement. Sémillante (dans le rôle de la
mère-courage-paniquée-ne-voulant-rien-montrer) mais
trempée (vos vêtements vous font une deuxième
peau), vous lancez joyeusement à votre progéniture,
arnachée à l'arrière du break:
- On
rentre jouer à la maison.
Au
bord de la route, les cours d'eau sortent furieusement de leur lit.
Le ciel s'obscurcit de plus en plus. La mer s'agite et se
creuse...Vous n'en menez pas large et abordez lentement les lacets
montagneux. Votre vision est de moins en moins bonne. Les yeux
plissés, vous tentez de distinguer votre chemin. Les
essuie-glaces ne servent plus à grand chose. Votre conduite
(30 km/heure) ressemble de plus en plus à celle de votre
grande tante Ursula, 75 ans...Vous ne vous moquerez plus JAMAIS.
Arrivée
à votre «villa», vous déchargez prestement
votre coffre, sous des trombes d'eau. Vos cheveux dégoulinent,
vous ruisselez.
L'homme
est dans le salon. Il vous attend,calme (et sec!).
- Chérie,
il faut que je t'explique.
- Ouiiiiiii...
répondez-vous, aussi guillerette que possible.
- Il
est 18h. La tempête s'intensifie. Je vais devoir partir au
régiment. Nous sommes mobilisés.
- ...
- On
doit tout prévoir pour venir en aide aux populations, après
le passage de GENE.
Apparemment,
vous ne faites pas partie des dites «populations» ...
vous, vous pouvez crever chez vous, tout le monde s'en moque. (quoi?
Vous, ingrate?... bon, admettons)
- Très
bien, je comprends (enfin, pas le choix)... mais et nous?
Risquez-vous tout de même.
- Oh,
rien de particulier. Restez bien dans la maison, sans sortir... Ah,
si, il faudrait fixer une planche sur la porte d'entrée (en
verre!) au cas où des projectiles l'atteindraient. Avec la
force du vent, ils pourraient la briser (perspective
enthousiasmante).
- Une
planche, une planche, ... on a ça ici?
- Oui,
oui, tu va bien trouver. Bon, ben voilà, c'est tout.
Vos
neurones font un sprint. Penser à tout...
- Mais
... et la porte du garage qui ne ferme plus depuis 6 mois?
Haussement
d'épaules.
- C'est
rien. Quand il pleut, elle se gorge d'eau et ferme toute seule.
(!!! sauf que là, il pleut, et elle ne ferme toujours pas!)
Tu vas voir, pas de souci! Faut qu'il y ait encore un peu d'eau qui
tombe... c'est tout.
Fin
de la discussion.
Voilà
qui ne vous rassure pas du tout.
Vous
repensez au plafond du salon et sa fuite d'eau non réparée,
au volet droit de la cuisine qui ne coulisse plus...En plus de cela,
il est de notoriété publique que vous avez deux mains
gauches... Bref.
AUCUNE
raison de paniquer.
Votre
mari retourne travailler. Pas le temps de voir autre chose... Où
se trouve le marteau dans cette foutue maison?
Ding
dong. Ça sonne à la porte. Vous vous précipitez avec le
vain espoir que votre mari ait oublié ses clefs ou vous
annonce: finalement, je peux rester à la maison!
Rien
de tout cela.
- Bonjour,
je suis le chef d'îlot, responsable de votre quartier en cas
de cyclone. Je dois vérifier que vous avez bien eu toutes les
consignes.
- Tout
va bien. (tu parles!)
Votre
sourire est un peu trop éclatant. Intérieurement, c'est
le champ de bataille.
Après
vous avoir brieffée, il repart prévenir les autres
maisons alentour.
Vous
n'avez qu'une hâte: tout calfeutrer, tout protéger.
Vous
sortez précipitamment. Balayez le jardin du regard.
Bourrasque. Les chaises et la table en teck!! Vous tentez
farouchement de les caser dans un garage fouilli, aux capacités
d'accueil limitées. La pluie larde vos fenêtres. Vous
vous affairez de toutes parts, brassant l'air.
Bizarre,
vos voisins ne semblent pas s'agiter, eux. Aucun n'a rentré
son salon de jardin...
Mais
vous êtes branchée sur une prise de 10000 wolts. Pas le
loisir de réfléchir, il faut faire vite.
Occupée
à l'inventaire de vos tâches urgentes, vous ne remarquez
pas immédiatement que votre ordinateur émet des
signaux. Une sonnerie retentit. Sur des charbons ardents, vous
sursautez.
Tante
Ursula!!! Elle
essaie de vous appeler, via internet, par écran interposé.
(En temps normal, vous savourez les merveilles de la technologie mais
là, pas le temps!!). Décrochez rapidement . Vous voulez
lui exposer brièvement la situation. Le son est mauvais,
intempéries obligent. Le décalage horaire (tante
Ursula, vraisemblablement encore dans les limbes du sommeil, vient de
se réveiller) ajouté aux perturbations de la ligne
rendent la conversation absurde.
Tante
Ursula:
On a appris qu'un cyclone arrivait droit sur vous...crrr
Vous
: ... grrrrrrr...zzzzzz, Oui ... assez... violent...
ça fouette le visage...
Tante
Ursula: (blanc- grésillements-blanc) Quoi? On t'a frappé?
Vous
: ...
mais non! Quelle idée... je te parle du cyclone!...TOUT VA
BIEN, enfin, pour l'instant..
Dialogue
de sourds. Se concentrer malgré les phrases hachées.
Vous:
le cyclone n'est pas là... pas encore...
Tante
Ursula: (blanc- grésillements-blanc) comment? des corps??? y a
des morts??? Ma pauvre chérie...
Les
interférences sont telles que vous redoutez une coupure de la
ligne.
Vous
: ... liaison très mauvaise... ç'est peut-être la
fin...grgrgrg... de la communication...on se rappellera...
Tante
Ursula : ... mais non, ma grande, ce n'est pas la fin! Hauts les
coeurs! Sois courageuse...
Vous:
...
Plus
d'électricité. L'écran devient noir.
Vous
priez pour que tante Ursula ne fasse pas d'infarctus. Retournez
frénétiquement à vos préparatifs... et
repensez aux discussions invraisemblables qu'engendre le téléphone
quand 22000 km séparent les interlocuteurs.
Si
votre soeur vous appelle pour vous raconter les dernières
nouvelles : vous comprenez que sa copine Clara est partie s'installer
avec Brad Pitt dans un couvent brésilien, sur un tapis volant
pour faire une suprise à son chat... Ca vous rend folle...
Quand
ce n'est pas l'éloignement qui rend difficile toute
conversation, c'est la foudre qui tombe sur votre modem (avez hurlé
de peur quand c'est arrivé); ou les pluies qui brouillent
l'image de votre téléviseur. L'homme a bien tenté
de mettre en place un savant arrangement de fils pour améliorer
la situation... mais vous n'êtes parvenue qu'à les
emmêler et ne savez absolument pas vous servir de
l'installation élaborée méticuleusement. Seule
trouvaille (dont vous êtes très fière): quand
vous vous maintenez à une trentaine de centimètres du
petit écran, les bras écartés, en équilibre
sur le pied droit (SI, le droit, pas le gauche)... ça marche
!!! L'image est nette! La difficulté, que vous reconnaissez
humblement, réside dans l'impossibilité de tenir cette
position plus de 5 minutes. Pas de risque d'une orgie cathodique en
l'abscence de l'Ingénieur en chef.
Vous
avez voulu relater, avec orgueil, cette trouvaille.. mais n'avez
rencontré que dédain amusé de la part de votre
moitié...
Tout
en songeant à ces contingences, vous attrapez un sécateur
et, de
nouveau dehors, vous entreprenez de tailler nerveusement vos
arbustes. Complètement rincée, vous tentez de les
délester des branches trop lourdes
qui pourraient donner trop de prise au vent... Et si elles devenaient de dangereux projectiles?...Ridicule!
Ne réalisez pas qu'un cyclone ne fait pas grand cas de vos
jolis arbustes élagués avec amour. Il les arrachent.
Sans pitié aucune.
Les
heures s'égrainent.
Vous
avez scotchés vos fenêtres (paraît que faut le
faire!), et tapie dans le couloir (ben oui, loin des fenêtres,
quoi), vous attendez en inventant des jeux idiots pour occuper vos
marmots.
L'homme
n'appelle pas. Ce doit être grave. Un homme qui n'appelle pas
c'est toujours grave. Soit il vous a oublié (dramatique,
auriez du mal à vous en remettre), soit il croule sous le
travail (et rentrera d'une humeur massacrante), soit il savoure une
bière avec des amis (sans vous prévenir? vous le
trucidez)... et puis, dans un moment pareil, ça, il ne le
ferait pas.
Il
l'a fait.
Le
cyclone a dévié sa trajectoire. Ne passera pas sur la
Calédonie.
Il
est allé fêter ça.
- Comment?
Tu ne savais pas? Mais pourtant la pluie avait faibli... je
pensais... j- je croyais...que tu en déduirais...
Vous le trucidez.