Chapitre 10 : rencontre du troisième type
Pour
vous «venger», vous lui laissez enfants et maison et
partez deux jours à l'île des Pins (endroit paradisiaque
s'il en est), avec votre amie, Stéphanie, venue de métropole. D'une
blondeur divine, le visage creusé de délicieuses
fossettes. Une peau dorée à souhait qui souligne la
malice de ses yeux. Elle est superbe.
Quand
vous vous êtes rencontrée, une quinzaine d'années
plus tôt, en pleine adolescence, elle arborait un magnifique
appareil dentaire (presque aussi beau que le vôtre, qui, lui,
était agrémenté d'affreux élastiques
jaunes, laissant supposer que vous ignoriez l'existence des brosses à
dent!), une peau couverte d'acné (faisiez un concours, on vous
appelait «les calculatrices») et de longs bras inutiles
(les vôtres étaient trop courts). D'un air veule, elle
rajustait sans cesse sa paire de lunettes triple foyer en plissant
nerveusement le nez.
A
l'époque, vous êtes persuadées que la gente
masculine entière vous en veut.
Une
solide complicité en naîtra.
Sa
personnalité si attachante, parfois même un peu ingénue,
sa pétulance et ses idées saugrenues achèveront
de vous séduire.
Vous
ne vous séparerez plus.
Arrivées à la première heure, vous prévoyez un programme 100% touristique: pirogues, piscine...etc.
Rien ne se passe comme prévu.
A la descente de l'avion, un taxi vous attend. Mini-bus blanc, conducteur jovial, en claquettes. Vous prenez place. Dernière banquette (un vieux truc de votre enfance: dans les bus scolaires, être au fond était une question d'honneur [et surtout la meilleure façon de faire les andouilles sans être vus!]. Or vous vous retrouviez toujours devant, à côté du conducteur [honte suprême] à cause du mal des transports. Grotesque frustration pré-pubère que Stéphanie vous rappelle sournoisement dans un éclat de rire. Riez aussi.)
Une
fois les autres passagers installés, votre chauffeur Kanak se
tourne vers vous et annonce tout de go, d'un ton placide:
- Les
pirogues sont déjà parties.
- Comment?
Sans nous? (vous qui pensiez avoir tout prévu!)
- Mais
nous devions embarquer ce matin à la descente de l'avion!
ajoute Stéphanie.
Devant
nos mines désappointées, il cherche une solution.
Et
trouve.
- Eh
bien, vous vous rendrez directement sur la plage où elles
doivent mouiller. De là, elles vous prendront.
Toutes
ragaillardies, vous projetez d'attendre sagement l'arrivée des
embarcations sur la dite plage.
- Vous
pouvez nous y déposer?
Votre
interlocuteur vous observe, amusé. Visiblement, vous avez tout
des touristes un peu écervelées (blondes qui plus est).
- Impossible,
elle n'est pas accessible par la route.
Ça se complique.
- Vous
devrez juste marcher «un peu» dans la forêt,
réplique-t-il avec bonhomie.
Oh,
si ce n'est que ça...Cela
ne vous effraie pas (votre 6ème sens est de nouveau en berne).
Les randonnées, vous connaissez (combien de dimanches, enfant,
vous avez joyeusement pataugé dans la boue des forêts
ardennaises, parce qu'il fallait «prendre l'air»!!).
- Par
où devons-nous passer? Interrogez-vous tout de même.Il
répond un sempiternel «là-bas» - toujours
le même mouvement du bras, imprécis mais indiscutable -
et vous voilà seules, avec vos sacs à dos (pèsent
une tonne, enfin, le minimum vital pour une journée filles,
quoi...). N'avez pas de boussole et on connaît votre sens de
l'orientation..
Eh
bien, vous n'avez plus qu'à vous lancer. Un chemin s'ouvre
sous vos pas. Banzaï!
C'est
tout juste si, amazones aguerries (le sein droit en plus!), vous
n'êtes pas armées de sagaies, en train de partir chasser
la roussette (chauve-souris/plat de fête)
en brousse.
Vous
pouffez comme des collégiennes, riez de tout... et vous
enfoncez dans une végétation dense, voire un peu
hostile.
Premier
embranchement.
A
droite ou à gauche?
- Sûrement
à droite. Go.
Tout
faux (avez fumé ou quoi? Savez bien que votre intuition
topographique est proche de zéro!! ). Les arbres se
resserrent, les bruits se font de plus en plus étouffés.
Vous avez le sentiment de pénétrer un lieu que vous ne
devriez pas fouler. Votre belle humeur en prend un coup.
Nouvel
embranchement.
Pas
âme qui vive.
Sous
les rires et les blagues potaches, aucune ne veut avouer à
l'autre ses doutes. Bah, on va bien trouver...
Cette
fois, vous tournez à gauche, résolument.
Puis
votre conviction... se délite au fur et à mesure que
s'égrainent les minutes. Le chemin vous semble davantage
tracé, oui, mais la progression dure depuis maintenant une
demi-heure et toujours pas de plage à l'horizon.
Pas
grave, allez. Vous tentez de reprendre vos babillages et continuez
votre route. Stéphanie part alors dans une diatribe sur votre
cher professeur d'anglais que vous faisiez délicieusement
enrager (les cerises écrabouillées dans son sac,
c'était vous!)... quand elle s'arrête. Brusquement.
Des
grognements plaintifs s'élèvent de part et d'autre du
sentier, à intervalles réguliers.
- Tu
as entendu? S'alarme Stéphanie.
- Ah,
là, là, la trouillarde! Ce n'est sûrement rien
du tout, alléguez-vous, mi-amusée, mi-(secrètement)
inquiète. Un petit animal sans doute.
Vous
changez de sujet et arguez, pour la rassurer, de votre courage inouï
face à l'énorme (si, si) scolopendre que vous aviez
rencontré lors de votre installation (omettez subrepticement
l'épisode du Décap'four. Pas assez héroïque!).
Les
grognements se rapprochent. Vous perdez un peu de votre superbe. Avez
l'air «fin maline»
maintenant. Quelle idée de vouloir faire la brave!!
Et
puis, ça vous rappelle de mauvais souvenirs ... un jour de
décembre, lors d'une de vos promenades familiales, vous aviez
été assaillie par un marcassin affolé. Aviez à
peine eu le temps de vous réfugier piteusement dans le premier
arbre venu de cette sylve hostile, maudissant votre agresseur.
Toute
à vos méditations, vous vous taisez depuis cinq bonnes
minutes.
Finalement,
qui vous dit que vous avez emprunté la bonne direction?
Ruminez-vous.
Votre
marche se fait plus lente, hésitante.
Stéphanie,
que votre pamphlet sur les scolopendres n'a pas sécurisée
(ne pas oublier qu'elle vous connaît depuis quelques années
tout de même), a du mal à dissimuler son appréhension.
- Grouin,
grouin, mugit-on derrière d'épais buissons.
Retenant
votre respiration, vous ne savez que faire. Continuer? Crier
(facile)? Marcher sans bruit?
La
végétation de la mangrove,
touffue, laisse peu percevoir le soleil.
Vous
avancez à l'aveugle.
- Je
sens une présence... là... toute proche.
Stéphanie
a la trouille et vous, vous paniquez.
- Allez,
on en a assez entendu. Vite, barrons-nous!
(eh
oui, encore et toujours la fuite)
Toute
votre bravoure s'est évanouie pour faire place à une
peur panique. (Revoyez votre marcassin, babines frémissantes,
lancé à vos trousses.)
Dans
votre superbe sprint retour, vous réalisez que vous avez perdu
en route vos lunettes de soleil (ah non! des Gucci!). Pas question de
les laisser là, quelque part dans la brousse! Vous partez donc
frénétiquement à leur recherche,
la tête enfouie dans les fourrés.
Pas
de lunettes.
Les
taillis sont vraiment très épais.
Mais,
mais... c'est vrai qu'on dirait qu'il y a quelqu'un... (Cheveux
hérissés, couverte d'égratignures, vous relevez
la tête...).
Vous
ne le savez pas encore mais vous vous préparez à une
sorte de rencontre du troisième type.
Sur
VOTRE (en vacances, vous avez l'impression que le monde vous
appartient)
île de rêve, aux eaux d'un bleu pur et sable immaculé,
là, à deux pas de vous, se trouvent ... des
GORETS.
Parfaitement,
un genre de... de parc à cochons.
Des
petits, des gros, des truies. Ils se roulent dans la fange avec une
joie non dissimulée et s'avancent vers vous, groin en avant.
Pendant
quelques instants (le temps que toutes ces informations atteignent
votre petit cerveau et qu'il les analyse, autant dire, un siècle),
vous restez pétrifiée. N'aviez, naïvement pas
imaginé un instant croiser des pourceaux en pleine nature, en
lieu et place de votre rivage de carte postale!
Les
spécimens, curieux, commencent à se rapprocher. Il est
temps de reprendre vos esprits, et vite.Inutile
de vous appesantir cent ans, à les regarder de cet air abruti,
pour peu qu'il y en ait un qui veuille vous dire bonjour d'un peu
trop près!
Et
votre amie qui se demande ce que vous fabriquez:
- Tu viens? Qu'est-ce-que tu as à rester plantée la
bouche ouverte?
Stéphanie
est venue. Stéphanie a vu. Stéphanie a couru, et du
plus vite qu'elle pouvait, suivie de près par vous, affolée
à l'idée que vous étiez touchée par la
malédiction des porcins (ben oui, après le marcassin,
quand même). Le
coeur palpitant après une course échevelée (plus
question de papoter gentiment), vous revoilà, penaudes...
...
au point de départ. Déconfiture.
Vous
vous octroyez alors un petit remontant (toujours un paquet de M&M's
dans le sac).
Et
les pirogues alors? Ce ne sont pas des petits cochons qui vont vous
décourager, hein? (ne teniez pas le même discours
quelques instants plus tôt!).
Vous
demandez alors, carrément, qu'on vous accompagne jusqu'au
commencement de la (VRAIE) piste.
Et
vous êtes enfin en route pour la baie d'Upi, un peu honteuse de
votre réaction (les porcs ont eu sûrement bien plus peur
que vous).
Les
rires sont un peu moins forts.
Les
discussions moins cabotines.
L'une
comme l'autre, n'arrêtez pas de butter sur les racines des
palétuviers qui sortent du sol, en quête d'une plage
dont vous vous demandez si elle existe vraiment. Le silence est
peuplé de cris d'oiseaux et autres animaux. Toujours personne.
Trois
quart d'heure de marche plus tard (soufflez comme des boeufs... avez
pas fait de sport depuis la naissance de votre cadette), il vous
semble apercevoir quelqu'un. On avance vers vous. Une femme.
- Ahhh,
laisse échapper Stéphanie (qui en a autant plein les
pieds que vous).
- Où
est la baie d'Upi, s'il vous plaît? (ton suppliant) vous
empressez-vous de questionner.
Elle
vous toise. Touriste japonaise. Jolie. Ultra tendance. Et ne
parle pas un mot de français (c'est bien votre veine).
- Don't
know, don't know. (accent japonais)
C'est
tout?
C'est
tout.
Mais
déjà, une autre silhouette se profile. Tous vos espoirs
fondent sur lui. Un homme.
Japonais
aussi
Il
semblerait, pourtant, que vous ayez plus de chance.
Même
question; réplique un petit peu plus informative:
- Arrivées
pirogues. Vous, continuez. Chemin tout droit... Plage. (re-accent
japonais...espérez avoir bien compris!)
- Plage
(n'avez
jamais autant aimé le mot)? Oh, merci, merci.
Eh
bien. ENFIN.
Heureusement
que vous avez demandé au gîte de prévenir le
frère du cousin du copain (vous
me suivez?) d'un de ceux qui naviguent sur les pirogues pour qu'il
vous attende! Simple en somme, non?
Non.
Un
doute vous traverse. Fulgurant.
Et
si le message n'était pas passé? Et si les embarcations
étaient déjà reparties, une fois leur cargaison
de touristes déposée?
Re-
sprint.
Manquez
de vous étalez une bonne quinzaine de fois.
Et
là, la plage, grandiose, sauvage et... désertique!!!
Vous
voyez bien les pirogues, leur coque, longue et étroite. Ah ça,
vous les voyez mais...
AU
LOIN.
Ne
vous ont pas attendues...
Deuxième
retour au point de départ.
Vous
arrivez harassées, exténuées, éreintées,
flapies, flagadas. Bref, folle
ambiance dans les rangs!
Il
va falloir toute l'originalité et la joie d'un bon dîner
roboratif traditionnel pour vous déridez.
Ça,
on peut dire qu'«ils» ont le sens de la fête ici...
et que la blonde Stéphanie ne laisse
pas indifférent...